Presque un millier d’œuvres de près de 250 artistes français et étrangers arrivent d’un coup dans les collections du musée national d’Art moderne et font tomber les murs de l’institution, comme le psychiatre italien Franco Basaglia (1924-1980) et ses patients firent tomber les grillages qui entouraient l’hôpital psychiatrique de San Giovanni à Trieste dans les années 1970.
Ces peintures, ces dessins, ces sculptures qui entrent à Beaubourg, non loin de celles de Jean Dubuffet qui fut l’un des premiers à s’y intéresser, seront présentées en continu, par roulement, dans les collections permanentes à partir du 23 juin.
Cette entrée, on la doit à un collectionneur passionné : Bruno Decharme. Singulier personnage que cet homme, ancien assistant de Jacques Tati, devenu cinéaste lui-même et admirateur sans limite pour les productions de celles et ceux qui se tiennent dans les marges de l’art, au point de constituer une collection d’Art brut de près de 6 000 pièces. Ce sont parmi les plus belles pièces qu’il donne aujourd’hui au musée. Ce n’est pas seulement un cadeau, c’est aussi un geste qui neutralise des catégories qui ont assigné des créations à une place, celle de la galerie des hôpitaux psychiatriques.
L’Art brut ? L’appellation est critiquée, discutée, contestable même, mais bien pratique. On y retrouve des peintres, des dessinateurs, des photographes, des sculpteurs de toutes les origines et de tous âges. Ce sont des artistes comme les autres : obsessionnels, passionnés, investis, singuliers, plus ou moins doués et talentueux. Mais des particularités font qu’on est empêché de les aborder et de les regarder comme les autres artistes.
Au commencement, ils sont parfois isolés dans leur famille, dans des studios dédiés, ou tout simplement SDF, en marge de la société. Et grandissent en dehors du circuit habituel de l’art. Autodidactes, sans école ni formation, sans contact ni échange avec leurs pairs, ni avec des formateurs ou des amateurs, sans existence dans le champ artistique.
S’il sont repérés, c’est par des amateurs éclairés ou par quelques marchands spécialisés, qui les dirigent vers l’univers spécifique des galeries et des foires d’Art brut, qui peuvent être de très bonne qualité, mais restent encore minoritaires, avec un petit air de ghetto. Ayant emboîté le pas de Jean Dubuffet et son goût pour l’Art brut, Bruno Decharme a dans son aventure des complices comme Antoine de Galbert qui, jusqu’il y a peu, montrait ses collections et celles d’autres à la Maison rouge à Paris. Si le musée national de Beaubourg suit aussi l’initiative du Musée historique de Lausanne, en France, il s’inscrit dans la lignée du LaM, le grand musée de Villeneuve-d’Ascq qui a pris l’habitude depuis quinze ans de mêler ces œuvres à celles d’artistes consacrés, reconnus et patrimonialisés.
Quand on arrive à eux, cela peut être un feu d’artifice. De créativité, d’inventivité, d’imagination, d’ailleurs, de liberté. Abstrait ou figuratif, en deux ou trois dimensions, sur des supports infinis, le plus souvent modestes, de petite taille, c’est pour nous une perte de repères, une sortie de route. On doit avec bonheur mettre de côté ses réflexes, ses codes et ses cases. Leur talent créatif, de transformation peut être époustouflant. À partir de leur quotidien, de leurs troubles, du peu de matériel à leur portée, ils recréent, comme des magiciens, le monde dans lequel ils vivent. Des ficelles deviennent des poupées, des cheveux des broderies, un crayon noir des pages de théories mathématiques futuristes, des crayons de couleurs des mondes enchantés ou désenchantés, des magazines découpés des papiers collés cubistes. Ils nous donnent à sentir leur monde intérieur avec une acuité rare. À distance, par leur folie ou handicap, ils nous touchent de si près.
À Beaubourg, Bruno Decharme va pouvoir partager sa passion « pour ces pensées transversales, archaïques, très particulières, permettant de trouver des pistes sur l’interrogation du monde, que l’on trouve chez les grands mystiques, hors des cultures dominantes. Des personnes autodidactes qui inventent parfois des langues, de nouveaux graphismes ».
Si l’événement est d’importance, c’est aussi parce que depuis son ouverture, en 1977, Beaubourg a dans son projet d’ouvrir les portes de ses différentes galeries à des publics « autres », sans pour autant que leurs œuvres n’y soient présentes. Bruno Decharme enrichit considérablement la collection par des pièces qui sont aussi des symboles de cet art méprisé. Comme cette sculpture d’Auguste Forestier (image), hospitalisé à Saint-Alban, l’établissement dirigé par François Tosquelles. Un navire, un grand bateau qui permet d’aller au-delà de nos goûts formatés et de nos préjugés.
Philippe Artières et Gisela Blanc
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