L’Adamant, un lieu qui ne tombe pas du ciel


TS Productions

C’est une bien bonne nouvelle que de constater l’engouement autour du film documentaire de Nicolas Philibert, Sur l’Adamant, qui suit quelques personnes, malades mentales, passant la journée ou quelques heures sur une péniche, posée au pied du pont Austerlitz à Paris. Le lieu, créé il y a plus dix ans, est un hôpital de jour, lié à un secteur de psychiatrie de l’hôpital Esquirol.

C’est une bien bonne nouvelle car d’ordinaire on ne parle de malades mentaux qu’en évoquant, soit leur dangerosité, soit l’effondrement de la psychiatrie publique, incapable de faire face à la demande, minée de l’intérieur par un monde médical et soignant de plus en plus absent. Et là, avec tact et attention, c’est le monde à l’endroit. Voilà des patients qui sont écoutés, même entendus, des personnes qui parlent de leur vie, de leur folie, des médicaments, de leur peinture où le nez n’est pas à la bonne place, voilà un lieu que berce le roulis de Seine, avec des stores qui laissent passer la lumière au gré du jour. Ils parlent car il y a aussi tout un cadre clinique – en l’occurrence la psychothérapie institutionnelle – qui le permet. Et c’est aussi une bien belle surprise que ce film ait reçu l’Ours d’Or au festival de Berlin.

VIF a voulu traîner autour de cette péniche, évoquer son histoire comme s’attarder sur ses images. D’abord, en faisant parler différents acteurs : le metteur en scène, Nicolas Philibert, mais aussi Éric Piel, le psychiatre à l’origine du projet de cette péniche, et Jean Paul Hazan qui s’en est occupé pendant dix ans. Longtemps représentant d’associations de malades, Tim Greacen y met son grain de sable, critiquant un film qu’il trouve, lui, passéiste.
Philippe Artières, historien, nous montre ensuite combien les films sur les fous ne tombent pas du ciel. Ils ont une histoire, et dépendent du lieu où se pose la caméra. Et au final, ce sont des films éminemment politiques. Enfin, François Aubart a interviewé Alain Gérard qui vient de publier Le malheur inutile, dont il nous parle, comme il parle de l’Adamant.

VIF
 

Nicolas Philibert est documentariste, réalisateur du film Sur l’Adamant. Nous l’avons rencontré chez lui, quelques jours avant la sortie de son film pour lequel il a passé plusieurs mois sur l’Adamant, une péniche, une barge plus exactement.

TS Productions

Le lieu
« C’est un lieu en lui-même, il est très beau, il est assez reposant, il donne le sentiment d’être au cœur de Paris et ailleurs. Et puis il y a les péniches qui passent, et avec elles se passent beaucoup de choses. C’est un bâtiment flottant qui ne navigue pas.
Les espaces sont beaux, il y a une circulation, les pièces ne sont pas fermées. L’acoustique est belle, ces grandes baies vitrées racontent l’ouverture du lieu, ouvert au monde…
Les patients viennent. Ils s’installent, hiver comme été, ils vont fumer sur le pont. L’eau provoque la rêverie.
Le suicide avec les risques de noyades. C’est une inquiétude. Les quais ne sont pas protégés. C’est arrivé une fois, une patiente s’est jetée à l’eau, Arnaud a aussitôt plongé. Et l’a ramené à quai.
 »

Trois films
« L’idée c’était l’Adamant, et je voulais rester sur ce lieu. J’y reste alors plusieurs mois. En cours de route je découvre que ce lieu n’est pas isolé, il est relié à d’autres lieux. Je comprends qu’il y a une circulation, celle des soignants car tous travaillent aussi à l’hôpital Esquirol, et c’est important pour eux, disent-ils. Je vois aussi des patients qui viennent à l’Adamant et sont aussi à l’hôpital.
Je décide de les suivre, de voir certains des patients de l’Adamant à l’hôpital comme François qui vient difficilement sur l’Adamant. Je vois d’autres patients, je bavarde et c’est ainsi que petit à petit, je décide de faire un second film, je filme des conversations de patients et soignants, ce qui fera l’objet d’un deuxième film.
En même temps, je découvre que certains soignants ont formé un groupe, L’orchestre. Ce sont des infirmiers bricoleurs. Ils vont chez le patient pour régler des petits problèmes. Et là encore, je me dis que ces visites à domiciles ont une histoire, une vie propre, et voilà, cela fera un troisième film. Ce ne sont pas trois épisodes, ce sont trois films indépendants les uns des autres.
 »

Pas tombé du ciel
« Dans le documentaire, on voit aussi des soignants. Ils sont là, présents, attentifs. Ils ne sont pas au centre, mais on parle de la vie du lieu, des réunions du lundi matin. C’est volontaire qu’il n’y ait pas de discours. Je ne faisais pas un film sur la psychothérapie institutionnelle. Je regarde, je vois, il y a cette ambiance-là. Ce mot « ambiance » est important, on soigne l’ambiance, c’est-à-dire qu’on lutte contre l’infantilisme, contre l’ennui. Il s’agit de maintenir le désir vivant.
Alors oui, cette parole des malades en effet ne tombe pas du ciel. Dans ce lieu, elle surgit. Le film pose des questions : quand Catherine veut faire son atelier danse, c’est bien qu’elle le dise, qu’elle le demande et que l’infirmier dise qu’ils vont voir, qu’ils sont un peu frileux vis-à-vis de sa demande. Il y a des règles implicites. La question n’est pas d’être gentil, ni d’être simplement disponible, à l’écoute. C’est plus de l’attention, de la délicatesse, du tact : être là au bon moment. Mon travail est, de fait, assez voisin de celui des soignants. Il s’agit de créer des conditions pour que des choses puissent advenir, comme le dit Jean Oury, il s’agit de « programmer le hasard », c’est ce que l’on fait à La Borde : créer les conditions pour qu’il y ait une étincelle ici ou là, et cela, on ne le sait pas d’avance…Mais plus généralement, c’est le collectif qui est essentiel ; il porte le lieu. Parmi l’équipe, Arnaud Ballet, l’infirmier en chef, une forte personnalité. Il est là, très présent. Mais ce n’est pas comme à La Borde où c’est Oury qui porte l’endroit. Là, je ressens la dimension du collectif. C’est partagé, c’est discuté. Cela discute beaucoup.
 »

La souffrance
« Ce n’est pas drôle d’être fou, mais il y a des moments où quelque chose se passe. Quand Marc dessine et nous raconte son dessin, puis qu’on l’interroge sur la place du nez, il nous regarde, il nous dit « je vais l’appeler le nez qu’il ne fallait pas faire… ». C’est un moment de grâce…Il y a tellement de clichés sur les patients psy, là, on découvre une richesse, un regard sur leur propre maladie, des gens qui ont du style. Ils ont quelque chose. Marc, encore, me dit « la maison de production du film, elle s’appelle TS ? » ; je lui dis « oui » ; « TS, c’était prédestiné ? », me dit-il… »

Après ?
« J’ai en tête tout le temps, la question de l’après. Qu’est-ce qu’on laisse derrière soi ? Un documentaire consiste à sortir des gens de l’ombre, pendant quelques instants et puis cela passe. Mais que va-t-on laisser ? On ne sait pas d’avance. Un cinéaste doit avoir cela en tête. Cette question est la même, qui que ce soit que l’on filme.
Aux patients, je leur ai dit. J’ai écarté des scènes magnifiques parce qu’elles ne rentraient pas dans la construction du film, on sait que cela va faire de la peine. Pendant le montage, je n’ai cessé de dire aux patients « vous savez, il ne va pas en rester beaucoup ». C’est important de préparer les gens à cela. 
»

Ce qu’ils en pensent

« Je suis surpris que les gens soient surpris de ce qu’ils voient »

Éric Piel (YouTube)

Éric Piel a longtemps dirigé un secteur de psychiatrie à l’hôpital Esquirol. C’est lui qui est à l’origine du projet de l’Adamant, qu’il a porté depuis le début. La péniche s’est ouverte quand lui partait à la retraite. Très proche du mouvement de la psychothérapie institutionnelle, il avait publié avec le Dr Jean-Luc Roelandt un rapport sur la psychiatrie à la demande de Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé. Un rapport audacieux car il demandait la fermeture des grands hôpitaux psychiatriques.

L’eau
« Se jeter à l’eau ? C’est ce qui vient à l’esprit. Durant les longues années où l’on a conçu ce projet, on nous a tout le temps renvoyé ce risque du suicide, oubliant qu’à l’hôpital ou dans un immeuble, si on veut se jeter par la fenêtre, c’est tout aussi facile. On a beaucoup travaillé sur la peur de l’eau, avec les soignants, avec les malades.
Avant donc, nous avions installé notre hôpital de jour dans un immeuble, près du Châtelet. Mais pour des questions de baux, on devait déménager. Pour aller où ? On a fait un projet avec Pénélope Komitès, alors maire adjointe de Paris, qui l’a proposé à la direction de l’hôpital.
»

La péniche
« Il n’y a pas de raison thérapeutique. Vivre sur l’eau n’apporte rien de particulier, juste peut-être du bien-être. Mais c’est aussi une opération financière très avantageuse. Cela revient beaucoup moins cher que la location de 600 mètres carrés en plein Paris, soit 500 000 euros de loyer annuel. La péniche ? Autour de 2 millions d’euros et c’est fini. Mais cela fut lent, et difficile. Il a fallu insister. Nous sommes allés voir le Port autonome de Paris pour trouver un emplacement. Mon rêve ? S’ancrer au pied de la mairie de Paris. Mais ce n’tait pas possible. Et on n’a pu avoir que cet emplacement. »

Le lieu
« La psychiatrie a besoin de lumière, de vie. La plus belle avenue de Paris, c’est ici : la Seine. Alors pourquoi ne pas s’y installer ? J’aime l’idée d’habiter sur l’eau. Je suis surpris que les gens soient surpris de ce qu’ils voient. Pour moi, la parole, la vie des malades, c’est ce que l’on voit tous les jours. »

« Cette parole donne de l’ampleur comme rarement »

Un patient (TS Productions)

Jean-Paul Hazan est médecin-psychiatre, c’est lui qui a dirigé l’Adamant ces dix dernières années, avant de prendre sa retraite début 2023

« Le film est magnifique, mais il m’a un peu gêné. Pour que les patients parlent comme ça, aussi fortement, il faut toute une histoire, un modèle. La présence d’une caméra n’est pas anodine, c’est souvent compliqué, et la construction du lieu et du lien n’apparaît pas, la question institutionnelle n’apparaît pas non plus.
Pour autant, mine de rien, dans ce documentaire, il s’est agi de donner une parole, et cette parole donne de l’ampleur comme rarement, on ne va pas cracher dessus. Mais cela reste la critique majeure.
Le lieu est primordial, je pense que les patients se sentent au centre des choses alors que dans notre ancien hôpital de jour, dans le quartier du Chatelet, les patients disparaissaient dès qu’ils passaient sous le porche. Là, tout le monde est vu, on voit les patients arrivés, on les devine, alors qu’au Châtelet, on ne savait pas qui arrivait, il y avait une tension latente. Là, on les voit, ils arrivent, ils prennent la passerelle. Immédiatement la tension est évacuée. On va s’asseoir. Les portes de l’Adamant peuvent être ouvertes, ou fermées. Le jeu des volets est important. Ce qui a été formidable, tout était à contre-jour…
 »

« C’est passéiste »

Tim Greacen a longtemps été représentant des usagers dans des hôpitaux parisiens.

« Voilà ce que j’ai vu/entendu dans ce film sur l’Adamant.
J’ai vu des personnes vivant avec un trouble psychiatrique résidents dans des quartiers favorisés du centre de Paris : le Ier, IIe, IIIe et IVe arrondissements. Ce sont des personnes qui ont un endroit pour vivre et elles ont bien de la chance. Et on les sort de leurs arrondissements pour les activités de jour, pour aller sur l’Adamant, un bâtiment flottant, charmant, beau, pour avoir un lieu où aller, sans être gênés par les voisins, sans gêner les voisins.
J’ai vu une nef des fous. Eh oui, c’est joli de se trouver sur la Seine, mais où sur la Seine ? Pas dans les quartiers chics, pas sur des bancs résidentiels, mais en-dessous de la gare de Lyon, dans le XIIe. Et l’on pense tout de suite aux anciens temps : aux nefs des fous, là où on rangeait les fous dans nos anciens temps, et le bateau qui s’en allait et ceux qui étaient moins fous qui restaient peut-être en vie
Peut-être, on ne savait pas, ils disparaissaient
J’ai vu un film où on l’entend les discours de personnes qui ont bien intégré les discours des soins traditionnels (
« je dois prendre mes médicaments sinon les voix reviennent »).
J’ai entendu les discours de personnes vivant avec des troubles psychiatriques importants, qui osent en parler devant la caméra, qui osent se laisser voir, qui ont des choses à dire.
J’ai entendu une tension éthique permanente : avons-nous le droit de filmer des fous ? Leur consentement est-il légitime ? Est-ce éthique ? Mais en même temps, on voit qu’ils sont humains, ils ont des forces, une dignité.
À côté, il y a des professionnels qui sont efficaces, adorables, présents. Bien sûr, ils ne sont pas en blouse blanche, mais ils sont habillés comme tout le monde. Les fous aussi. Mais on entend très clairement la différence ; les professionnels n’ont pas de santé mentale.
J’ai entendu… Mais à part les fous et les soignants, on n’entend pas d’autres voix. Où est la ville ? Où sont les citoyens ? Où est le vivre avec ? Où est le «
 on a tant de choses à apprendre des personnes qui sont différentes » ? Où est la grosse priorité pour la santé mentale de l’avenir ?
Voilà. Mais où est la santé mentale? Il faut en parler tôt, en parler avec tout le monde, jeune, apprendre, prévenir, intervention précoce. Où sont les jeunes ?
De fait, c’était hier. On est dans la psychiatrie du siècle dernier. C’est très bien fait, très bien filmé, avec des images et des scènes émouvantes, toutes très bien rassemblées. C’est un film historique. 
»