Contre les asiles, en 1850

Nouvelle tuerie d’aliénés à Bicêtre, à la Salpêtrière, et à Charenton
– Avis aux parents d’aliénés

« … Nous lisons dans les journaux d’aujourd’hui, 6 octobre 1851, que pendant le mois
d’août dernier 199 aliénés des deux sexes sont entrés dans les hospices de la capitale,
et qu’au 30 septembre suivant, 55 de ces infortunés étaient déjà morts. Comme l’aliénation mentale est une maladie de l’esprit qui ne tue pas, nous demandons qui est-ce qui a tué ces 55 aliénés en moins de deux mois ?

À coup sûr, ce sont les médecins aliénistes de Bicêtre, de la Salpêtrière, de Charenton ; ce
sont les poisons, les faux remèdes, qu’ils ont fait administrer à ces infortunés, les tortures
physiques et morales qu’ils leur ont fait subir.

À cela il n’y a point de doute.
Au surplus, nous soutenons que la privation de la liberté suffit seule pour rendre les aliénés incurables. On dira peut-être que laisser les aliénés libres, c’est les mettre dans l’occasion de commettre des meurtres, des incendies et d’autres excès. Je répondrai à cela que chez les Mahométans, les aliénés sont parfaitement libres, qu’on les respecte, qu’on les révère comme des saints, et qu’on se trouve bien de ce régime. Je dirai encore que par un effet delà méchanceté de l’esprit infernal qui produit la folie, plus on maltraitera les aliénés, plus on les emprisonnera, plus on les torturera, plus on les empoisonnera, plus on les brûlera, plus on les massacrera, plus on les pendra, plus on les guillotinera, plus le nombre des aliénés augmentera, et plus ils commettront des meurtres, des incendies et d’autres excès. Satan, qui est le grand pourvoyeur des victimes, ne veut pas que les bourreaux restent les bras croisés. Ainsi, lorsque les moines inquisiteurs, les parlements et les conseils de guerre, par ordre des conciles, des papes, des évêques et des rois, condamnaient, torturaient, brûlaient les aliénés, hommes, femmes et enfants, comme sorciers, comme sorcières, les prétendus sorciers et sorcières apparaissaient par milliers de tous côtés ; il en était de même lorsqu’on les torturait et qu’on les brûlait comme hérétiques. Satan fournit les victimes, et les papes, les rois, les moines, les juges, les greffiers, les bourreaux, par le moyen des amendes, des frais et des confiscations, se partagent leurs dépouilles. La cupidité excite l’ardeur des bourreaux. Qu’on nous pardonne cette digression.
Ainsi, il faut donc considérer comme perdu, tué au physique et au moral, tout aliéné, homme, femme ou enfant, qui est livré aux médecins aliénistes dans les établissements où ils sont enfermés.
Mais cependant, si, par nécessité, par accident ou par Ordre supérieur, dans l’état actuel des choses, l’aliéné est conduit dans un de ces établissements, que doivent faire les parents et les amis du malade ? Ils doivent, s’il leur est possible, les préserver de la vue et de l’approche des gendarmes, et empêcher toute intimidation ; ils doivent l’accompagner dans l’établissement et ne le quitter ni la nuit ni le jour, au moins un ou deux d’entre eux, pour empêcher qu’on le saigne et qu’on le couvre de sangsues, qu’on le garrotte et qu’on lui applique la torture des douches, qu’on l’enferme seul ou avec d’autres aliénés ; qu’on lui fasse subir les horribles supplices des bains prolongés et des bains par surprise ; qu’on l’enferme dans une cellule obscure, nu, sur la paille comme un animal immonde ; pour empêcher qu’on l’empoisonne avec le sulfate de strychnine, avec l’atropine, l’oxyde d’arsenic ou autres poisons ; pour empêcher qu’on lui fasse subir l’horrible supplice de la sonde œsophagienne ; pour empêcher qu’on lui coupe les doigts, les orteils, les mains et les pieds ; qu’on lui ouvre le cou et la trachée-artère ; qu’on lui brûle la tête avec des moxas jusqu’au crâne ; qu’on lui brûle l’estomac avec des poisons ; pour empêcher qu’on se moque de lui, qu’on le batte et qu’on le pénètre de terreur ; pour empêcher qu’on le magnétise, qu’on attente à sa pudeur, surtout si c’est une femme ou une fille ; pour empêcher qu’on ne le porte au désespoir et au suicide.
Nous exhortons donc vivement, au nom de Dieu et de l’humanité, les parents et amis de l’aliéné, de ne pas l’abandonner d’un instant, aussi longtemps qu’il restera dans rétablissement ; à coucher un ou deux dans sa chambre, à manger avec lui, à le consoler, le distraire, et l’assurer qu’il n’a pas perdu, qu’il ne perdra pas sa liberté ; car, je le répète, la seule crainte de perdre sa liberté peut le porter au désespoir et au suicide, ou rendre sa maladie incurable. »

Un précurseur de la critique des asiles

Cette charge contre l’asile est extraite de l’essai de Joseph Tissot État déplorable des aliénés, moyens d’améliorer leur sort et de les guérir, publié en 1850-1851 (pp.165-169). Son auteur, Joseph-Xavier Tissot, nommé aussi Frère Hilarion (1780-1864), est un singulier personnage qui a fait l’objet d’une thèse de médecine de Claire Favrot-Meunier en 1997, et d’un essai de biographie d’Olivier Bonnet en 2002.

Après des études de médecine à Paris, Joseph Tissot découvre le monde de la médecine mentale, à l’occasion de l’hospitalisation à la Maison de Charenton, de son frère qui y fut interné de 1810 à 1814. Il entre ensuite à la Trappe d’Aiguebelle où il découvre la vie de saint Jean-de-Dieu et prend le nom de frère Hilarion. Il devient ermite dans la Drôme jusqu’au printemps 1819, date de sa rencontre avec Jean de Dieu Magallon (1784-1859). Avec cet ancien capitaine de la Grande Armée napoléonienne, il décide de servir les aliénés, et pour cela de restaurer l’Ordre de la Charité, qui a disparu sous la Révolution. Les deux hommes s’engagent d’abord comme simples infirmiers à l’hôpital Saint-Lazare de Marseille. Exclu de l’Ordre, Tissot entreprend un long périple au cours duquel, selon ses biographes, il fonde neuf hospices ou asiles d’aliénés en Lozère, dans l’Ain, le Rhône, le Nord, en Bretagne, en Auvergne, et en Corrèze entre 1821 et 1827. Cette année 1827, il ouvre deux maisons à Paris pour les idiots et les aliénés, l’une rue Saint-Hippolyte, l’autre rue de la Glacière, qui ferment très vite. En 1830, il fonde encore l’asile de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) qui, comme beaucoup de ses établissements, ne peut subsister faute de ressources.

Ce personnage haut en couleur prend aussi part aux discussions préparatoires à la loi du 30 juin 1838 instituant un asile par département : il la juge néfaste, en particulier en raison du placement sous le contrôle d’une commission de surveillance laïque des asiles d’aliénés privés. On comprend mieux cette opposition quand on apprend que, selon le travail d’historien.ne.s, deux visites effectuées par un commissaire de police et des médecins attachés à la préfecture de police (août 1827 et janvier 1828) ont révélé de graves anomalies dans les maisons fondée par Tissot : absence « de toutes les mesures de sûreté », défaut de soins et manque d’hygiène, évasion, séquestration d’une fille saine d’esprit, suspicion d’exercice illégal de l’art de guérir.

Certains qualifient le personnage de charlatan en ce milieu de XIXe siècle où l’aliénisme a bien du mal à trouver ses marques, sauf à construire de vastes asiles. Alors Tissot prend la plume et dans d’innombrables textes s’en prend aux aliénistes, comme dans cet Avis aux parents d’aliénés que nous publions ci-dessus. Bien que renvoyé des ordres, il conserve sa foi et son propos n’est pas sans mysticisme.
Notons seulement qu’il est d’un précurseur de la critique de l’asile bien avant Basaglia, Laing et Cooper ! Il appartient à cette histoire de l’antipsychiatrie qu’on ne limite trop souvent qu’aux années 1950-1980.

Philippe Artières