L’exposition que proposent les Archives départementales du Val-de-Marne à Créteil jusqu’à juin 2025 vaut le détour : il suffit de prendre la ligne 8 et de descendre à la station Créteil-Préfecture, de revenir sur vos pas, de marcher le long de la quatre-voies et après avoir longé le parking du centre commercial Créteil-Soleil, de traverser une autre grosse artère comme les urbaniste des années 1970 aimaient dessiner, puis en face de la Maison de verre des syndicats, de franchir la grille des « AD94 ». Vous râlerez un peu, mais vous ne serez pas déçu·e !
Les folles et les fous de Charenton vous y attendent, du moins leur double de papier et comme l’on sait combien ces institutions « totales » furent graphomaniaques, autant dire que les traces écrites qu’elles ont laissées sont abondantes.
Tout est dans les détails
L’exposition fait bien sûr bonne place à celles et ceux qui encadrèrent les malades – les Frères de la charité et autres surveillants d’abord, quand Charenton était une maison de force pour les marginaux de tout poil, puis des médecins aliénistes qui étendent son périmètre, et en font un immense asile. Mais cette exposition a la belle qualité de valoriser des archives souvent négligées, ces lettres d’aliénées qui ne franchirent jamais les hauts murs des bâtiments édifiés par le célèbre architecte Claude-Nicolas Ledoux. En miroir des gravures de baignoires et autres camisoles, on découvre ces fragments de papiers dont on se demande bien comment ils ont pu être conservés pendant deux siècles. On se penche en se disant que la grande cause nationale est là sous nos yeux, que cette souffrance à laquelle on a tant de mal à prêter attention aujourd’hui est dans cette vitrine.
Mais d’utopique ici, il n’y a que l’architecture de Ledoux, même si à Charenton l’on a mis en pratique le traitement moral des « anormaux », la vie y est dure. Certes, il y avait une bibliothèque, certes, le parc était arboré, reste que, souligne la commissaire de l’exposition, de nombreux internements abusifs y furent pratiqués, comme celui d’Hersilie Rouy (voir l’édition de Yannick Ripa des écrits de cette femme internée en 1854, dont VIF a précédemment rendu compte).
C’est une exposition d’archives sans complaisance ; on y a déplié des plans, on y montre une maquette, mais tout est dans les détails. Et si le grand registre des asilé·e·s est ouvert à une page, on pourra sur une vaste tablette tactile s’y plonger, relever les mots des médecins, s’aventurer dans ces vies arrêtées. Des objets ont été sortis des boîtes, des traités de psychiatrie aussi. La période contemporaine, celle qui démarre après la Grande Guerre, n’est qu’à peine abordée, et on comprend bien ce choix. Il s’agit ici de montrer comment Charenton fut successivement le lieu du grand enfermement avant de devenir le grand monument asilaire du XIXe siècle après l’adoption de la loi de 1838.
Trois siècles de rapport à la folie
Hospice, Maison Royale, Maison Impériale, Maison nationale de Santé, hôpital Esquirol : les noms changent, les convictions scientifiques peu, les réalités quotidiennes très peu encore. Il faut des décennies pour qu’un geste se modifie.
Bien sûr, la présence de Jean-Étienne Dominique Esquirol domine l’exposition. Ses convictions médicales et ses ambitions politiques laisseront une empreinte durable, au point que Charenton fera figure de modèle original dans l’expérience psychiatrique française ! En témoignent les ouvrages médicaux, les travaux des commissions parlementaires ou encore les ouvrages plus généraux, voire philosophiques, sur « les aliénés » qui sont présentés en vitrine. Et aussi quelques exemples de pratiques ordinaires, certes connues, des traitements dits « thérapeutiques » : actions pieuses, saignées, lavements, médications empiriques. Sans oublier l’utilisation régulière des bains surprises qui, bien que réprouvés, s’exerce… au côté de l’apposition de sangsues à l’anus et autres traitements admis ou tolérés.
« Une sangle ventrale est mise au malade, qui est retenu par des cordes dans le dos. Pour le précipiter dedans, un homme attrape les pieds, un autre soutient le dos. Dès que le malade est immergé, on tire la moitié supérieure du corps vers le haut avec la sangle ventrale, on ouvre alors parfois encore un tuyau placé sur le côté d’où jaillit l’eau le long de la surface du bassin. »
Si l’exposition est réussie, malgré son espace congru, c’est qu’à partir des riches fonds d’archives de Charenton, elle offre une vision large de notre rapport à la folie pendant trois siècles à travers tous ces corps de papier. Elle place clairement noir sur blanc une archéologie de ce que nous appelons aujourd’hui « santé mentale ».
Philippe Artières & Jean-François Laé
Exposition « Aux sources de la psychiatrie, la Maison de Charenton (1641-1920) », jusqu’au 25 juin 2025
Archives départementales du Val-de-Marne, 10, rue des Archives, 94000 Créteil