1977, je suis interne en psychiatrie à l’hôpital psychiatrique de Moiselles. À l’époque, c’est un établissement connu pour son expérience de psychothérapie institutionnelle mise en pratique pendant plusieurs années sous la direction du docteur et médecin directeur Jean Ayme. Nous étions, alors, un certain nombre portés par le mouvement antipsychiatrique à la française, encore éblouis par l’antipsychiatrie anglaise de Ronald Laing et David Cooper, popularisée par le film de Ken Loach Family life, mais surtout par le Réseau-Alternative à la psychiatrie, le mouvement Psichiatria Democratica et l’antipsychiatrie italienne de Franco Basaglia, dont la dimension politique nous parle bien plus que celle des Anglais dans ces années 70, post-soixante-huitardes.
Franco Basaglia, psychiatre italien, a une aura singulière pour son expérience de transformation radicale de l’hôpital psychiatrique de Gorizia, petite ville du nord de l’Italie, à la frontière avec la Yougoslavie de l’époque, qui deviendra la Slovénie. De 1963 à 1970, avec ses amis et collègues, il a lutté activement contre l’enfermement, pour la liberté de circulation et la participation, l’engagement des personnes hospitalisées dans la vie quotidienne de cet hôpital. Expérience essentielle de ce mouvement psychiatrique et politique qui va aboutir en 1978 à la loi 180, dite « loi Basaglia » : cette loi italienne organise le démantèlement progressif des hôpitaux psychiatriques, décidant l’abolition des hôpitaux psychiatriques en Italie ! Elle instaure des unités de soins pour les traitements obligatoires dans les hôpitaux généraux, la création d’un service communautaire décentralisé de traitement et de réadaptation des malades mentaux, la prévention des maladies mentales. Cette loi va permettre de mettre l’accent sur une meilleure rencontre des patients au sein des communautés, dans les territoires et les villes, plutôt que sur la défense de la société. Dans L’Institution en négation, ouvrage collectif publié en 1968 pour relater l’expérience de Gorizia, Basaglia avait avancé « L’acte thérapeutique se révèle comme un acte politique d’intégration (..). Ainsi est né, sur le plan pratique, un processus de libération qui, à partir d’une réalité de violence hautement répressive, s’est engagé dans la voie du renversement institutionnel ».
Telle était l’ambiance de l’époque dans laquelle nous vivions et qui animait nos pratiques…
Nous, à Moisselles, nous étions en train d’œuvrer pour le développement de la politique de secteur psychiatrique, construire des alternatives à l’hospitalisation à l’HP, dans la perspective de subvertir et « dépasser l’hôpital psychiatrique et la logique asilaire ». Avec l’équipe du service, nous avons décidé d’aller « voir » concrètement ce qu’était cette psychiatrie alternative en Italie. C’est ainsi qu’avec quatre infirmiers et infirmières, une psychologue et moi-même, nous avons organisé un séjour à Trieste, à l’hôpital San Giovanni. Partir découvrir ce qui se passe quand « l’hôpital psychiatrique a été aboli » ! Nous y voilà, accueillis par Franco Rotelli, le psychiatre directeur, très engagé. Il a succédé à Basaglia qui était arrivé à Trieste en 1971 après Gorizia. Il nous explique que jusqu’en 1973, 1 200 malades étaient internés dans le grand hôpital psychiatrique San Giovanni, perché sur les hauteurs de Trieste. L’hôpital a été vidé. Des centres de soins se sont développés dans la ville et alentours, que nous irons visiter, pour rencontrer les personnes accueillies en soin, les équipes soignantes.
Les ateliers de création, de réalisation de journaux avec les personnes hospitalisées, animés par des artistes, peintres, plasticiens, comédiens regroupés avec les malades dans le collectif artistique Arcobaleno, ont insufflé une dynamique et de la vie dans l’hôpital. Fameux et célèbre fut Marco Cavallo, le Cheval bleu, grande sculpture de 4 mètres un bois et papier maché, sculpture en hommage au cheval de trait qui tira une charrette pendant des années dans l’asile, transportant les ballots de linges et autres matériaux. En 1973, pour aller le promener dans toute la ville de Trieste lors d’une grande fête, il a fallu briser le portail en fer pour sortir de l’hôpital. Marco Cavallo devient très vite un emblème. On le trouve encore, par exemple, comme une sorte de « logo » sur l’actuel site du DSM (Dipartimento di salute mentale – département de santé mentale) de Trieste, avec le slogan inscrit sur les murs d’un des pavillons : « La libertà è terapeutica – la liberté est thérapeutique ».
Le lieu
Nous sommes hébergés dans un des pavillons abandonnés. Quelques anciennes chambres de malades sont aménagées pour accueillir les visiteurs. Quelques anciens malades errent encore parfois dans ces lieux désaffectés. L’un d’entre eux viendra nous rendre visite une fois en pleine nuit, pour savoir d’où nous venons, qui nous sommes… Étrange et quelque peu troublante, sinon inquiétante, visite nocturne mais qui se déroule assez simplement finalement, une fois les présentations faites et entamé un petit bout de conversation.
Nous profitons de cet accueil dans cet ex-asile quasiment désert mais qui a été « rendu » à la ville de Trieste. Des bus de la ville y passent désormais. Des locaux universitaires s’y sont créés. Le vaste parc sert parfois à des balades familiales dominicales… Je photographie ces bâtiments en déshérence, quelque peu fasciné par ces sommiers, ces fauteuils, ces tables et chaises qui jonchent les cours des pavillons. Comme si tout le mobilier avait été bazardé dans un mouvement de révolte générale. Nous découvrons ces bâtisses qui datent vraisemblablement de l’époque austro-hongroise dont l’architecture triestine, encore superbe partout dans la ville, garde la trace. Nous sommes surpris par les immenses grilles qui entourent les terrasses de certains pavillons. Étaient-ce des pavillons de force ? Les malades étaient en cage en quelque sorte !
Quant au reste… Nous avons été accueillis dans différents centres de jour éparpillés dans la ville et ses banlieues où les personnes en soin viennent passer la journée ou quelques moments. Certains sont hébergés dans des appartements ou des foyers. Ils viennent aussi prendre leurs traitements médicamenteux, s’entretenir avec leurs thérapeutes. Bref, la vie normale d’un malade.
Paul Machto