Sahel aux volets bleus
Lorsqu’on amena Jacques « Aux volets bleus », il n’était qu’un tas de chairs inertes, plutôt un tas de bois sec tant il était maigre et anguleux. Par ironie, les infirmières le nommèrent « Sahel ». Deux à trois fois par jour, une activité fébrile s’emparait de lui. Il se grattait jusqu’au sang les avant-bras et le cou, se griffait férocement ou bien se jetait sur les vitres qu’il faisait éclater, sur les parquets pleins d’échardes ou les radiateurs brûlants au prix de maintes blessures.
Au bout de quelques mois, à la suite de pressantes pressions de l’équipe soignante, il accepta le contact avec des craies et se mit à couvrir les murs, les tables, les draps et toute surface à sa portée, de stries colorées. Il renonça peu à peu à ses longs moments d’abattement pour veiller sur ses gribouillages que l’on effaçait parfois derrière lui. La hantise de leur disparation lui ôtait tout sommeil. On eut alors l’idée de lui proposer des cahiers, le verso de feuilles imprimés, puis des rouleaux entiers de papier peint défraîchi et des listings d’ordinateur usagés.
Le docteur Ezard, un jeune psychiatre en fin d’internat, s’intéressa à son cas, pensant en faire son sujet de thèse. Il le fit loger dans une chambre individuelle, y fit installer une grande table de tapissier munie d’un dévidoir. Il remplaça les craies et les anciens instruments par des pastels et des rouleaux de papier Canson. L’activité de Sahel s’en trouva stimulée. Plusieurs heures par jour et souvent une bonne partie de la nuit, il couvrait de traits entremêlés, de zigzags, de hachures et de longues séries de pointillés et de rayures, l’intégralité de quatre à cinq mètres carrés « développant ainsi le récit minutieux de ses oscillations psychiques. Véritable encéphalogramme émotionnel que nous nous proposons de décrypter » (J. Ezard, projet de thèse, Poitiers, avril 1982). Son directeur de recherche, lui suggéra de se cantonner à la seule dimension esthétique du cas observé. Il lui recommanda une biographie du peintre Jean Dubuffet et un séjour d’études à Lausanne au musée de l’Art brut.
Le conservateur fut ébloui par le dossier qu’Ezard lui présenta. Il remarqua particulièrement : « La richesse du graphisme tramé, le parti pris résolument non figuratif et l’absence de tout signe alphabétique, si rare chez les pratiquants de l’art brut, ainsi que la vitalité bruyante de ses coloris et la pertinence plastique de ses courtes griffures entrelacées en un maillage sériel » (extraits du projet de catalogue, 1986). Une grande exposition personnelle devait être consacrée à l’œuvre de Sahel au printemps suivant, à Paris, à la Halle Saint-Pierre, puis à Lausanne.
Ezard installa à ses frais un véritable atelier dans l’enceinte de l’hôpital. Il offrit à son protégé de meilleurs papiers, enrichit discrètement sa palette de couleurs, il veilla parfois à ses côtés la nuit sur un lit de camp. Sahel augmentait de façon continue son temps de travail et les surfaces couvertes.
Un jour qu’Ezard était en consultation dans une autre partie de l’hôpital, un infirmier vint le chercher en urgence et le conduisit vers le dépôt d’ordures de l’établissement. Sahel y trônait sur une montagne de Canson froissé. Après avoir détérioré tous ses travaux, il s’était dénudé et avait constitué de gros bouchons de papier avec lesquels il avait vigoureusement obstrué ses principaux orifices. Il avait également avalé une telle quantité de papier qu’il s’était étouffé. Pour une fois, il avait signé son travail en inscrivant avec ses ongles sur sa poitrine des graphismes sanguinolents. Au bas de l’amoncellement, des rats rongeaient déjà ce qui restait de l’œuvre.
Incapable d’articuler un mot, de hurler ou de pleurer, Ezard s’agenouilla, eut envie d’allumer un bûcher et de s’y jeter. Il se contenta de se mettre rageusement à s’écorcher la face.
Pierre Lascoumes