Les mots ont un sens. Si on changeait de sens… Si on partait, par exemple, des attentes des personnes âgées, plutôt que du regard de la société sur les vieux, qui a pour origine le monde de l’asile, l’hospice, le mouroir, les lieux de charité ? Si on changeait le vocabulaire ? Nous sommes cernés par des mots noirs et sombres, à l’image du noir que porte notre société sur la vieillesse. Tentons un travail d’inversion…
Autonomies versus Dépendances
Vieux ? Certes, nous le sommes, mais nous restons autonomes… Chacun de nous souhaite conserver le plus longtemps possible ses autonomies. Tout au long de notre vie, nous sommes autonomes pour faire certaines choses et incompétents pour d’autres. Cette incompétence ou cette impossibilité due à un problème physique ne nous rend pourtant pas incompétents pour assumer d’autres tâches.
Les autonomies doivent se décliner au pluriel et la perte d’une autonomie ne doit pas nous ranger dans la catégorie des dépendants. On peut avoir un déficit visuel ou auditif, des difficultés à marcher, des troubles de la mémoire, mais pour autant continuer à s’occuper de ses animaux de compagnie, prendre des nouvelles de ses amis, s’occuper de ses plantes et mille choses que nous ferons différemment.
Liberté vs Risque
D’accord, nous sommes fragiles et bien sûr que nous le sommes, mais pourquoi mettre en place une notion de protection « bienveillante » qui doit nous protéger de tous les risques ? Les lieux de vie pour personnes âgées font l’objet de normes et de règlementations qui les transforment en lieux inhospitaliers. Cette notion d’élimination des risques se fait sans concertation en supprimant sans état d’âme les libertés individuelles.
Le risque est pourtant un élément intrinsèque de la vie. Si nous n’acceptions pas le risque, comment élèverions-nous nos enfants : en leur interdisant de faire du vélo, d’apprendre à nager, de faire du sport ? Minimiser les risques et respecter les libertés individuelles doit être la règle.
Personnalisation vs Standardisation
« Vieux » est devenu une case, un tiroir, une catégorie. Avec le regard de la société et son poids, nous glissons dans la case qui nous est destinée. « Je t’ai trouvé une place »… Cette phrase qui annonce le règlement du problème est le début de toutes les contraintes auxquelles on devra progressivement se soumettre. Place standard, chambre standard, horaires standard, repas standard, activités standard, sorties standard… Tout ce qui faisait partie des habitudes, des rythmes, des plaisirs d’un individu sont progressivement annihilés pour être remplacés par les règles de collectivité. Comment ne pas perdre son identité, lorsque on se retrouve dépendant d’un règlement ? Inutile d’expliquer comment les personnes issues de minorités (LGBT, cultures…) ne peuvent envisager de se retrouver dans des lieux dans lesquels leur histoire de vie n’a plus vocation à exister.
Désir vs Crainte
L’Ehpad ou l’absence de désirs. Aujourd’hui, ce n’est pas le lieu d’expression de nos désirs concernant notre vie affective, sexuelle, intellectuelle ou spirituelle. Toute expression de désir est même suspecte.
Tout au long de notre vie, le désir est pourtant un moteur de nos comportements : entamer une relation, faire de nouvelles expériences, s’adonner à nos passions, en quoi cela serait-il suspect ? En vieillissant, le champ du désir se fige. Nos désirs ne sont plus entendus, ou alors relégués à des passades qu’il faudrait maîtriser. Il est facile de voir comment le regard de la société dé-sexualise les vieux en qualifiant la plupart du temps tout désir d’ordre sexuel comme une expression pathologique.
Pourtant, on nous parle encore du « désir de vivre ». Ne pas prendre en compte le champ du désir, si faible soit-il, ne peut que conduire les vieux à se laisser glisser. Un Ehpad ne peut pas être une salle d’attente !
Sexualité vs Asexualité
Le vieux est réputé comme n’ayant plus d’intérêt pour tout ce qui a rapport au sexe. Et quand il l’exprime, le voilà suspecté ou considéré comme malade. La sexualité est une force vitale qui nous accompagne tout au long de notre vie, pourquoi donc s’en priver ? À quel âge n’a-t-on plus envie de donner ou recevoir des caresses ? Pourquoi nous amputer d’une part de nous-mêmes ?
Plaisir vs Souffrance
On peut bien sûr souffrir dans notre corps. Mais pourquoi la notion de plaisir devrait-elle disparaître ? Fumer, boire, abuser de sucreries, autant de comportements que la plupart du temps on nous refuse. De même, utiliser des protocoles alternatifs comme l’usage de cannabis n’est même pas envisageable, tout simplement parce que cela risque de provoquer un plaisir coupable, même s’il vient soulager une douleur. On préfère distribuer largement anxiolytiques, antidépresseurs, régulateurs d’humeurs qui, eux, nous le savons, ne sont pas suspects de donner du plaisir.
Équité vs Inégalité
Les inégalités que nous vivons tout au long de notre vie doivent-elles se perpétuer dans la vieillesse ? N’avons-nous pas le droit à une fin de vie équitable pour tous ? Les maladies ou les handicaps sont certes sources d’inégalités, mais pourquoi en rajouter ? Les lieux de vie pour personnes âgées sont aujourd’hui très différents dans leur accompagnement et leurs moyens. Comment peut-on avoir des disparités en termes de coûts qui soient aussi importants et des services aussi disparates ? Une évaluation des structures d’accueil en termes de qualité de vie de ses résidents est indispensable. Le tri des résidents selon leurs revenus n’est pas une fatalité.
Solutions vs Problèmes
Les vieux ? Ce sont des usines à problèmes. Pire, ils sont responsables de tous les maux de la société. La vieillesse n’est certes pas un certificat de générosité, de solidarité, d’intelligence. Mais des idiots et des prédateurs, il en existe dans toutes les générations. Si nous réfléchissions en termes de solutions que nous pouvons trouver pour les difficultés rencontrées par les personnes âgées, nous serions dans une logique bienveillante.
Rencontre vs Isolement
L’isolement est à l’origine de toutes les difficultés que nous rencontrons en vieillissant. La perte de relations nous fige dans une solitude dans laquelle nous n’avons plus les ressources pour s’occuper de soi, faire des projets ou conserver le désir de vivre. Ce sont nos échanges qui, tout au long de notre vie, nous permettent de dépasser les difficultés que nous rencontrons.
Émancipation vs Normalité
Le vieux est réduit à la place qui lui est assignée. Sois vieux et tais-toi. La vieille dame indigne ou le vieux original n’ont pas leur place dans le paysage des institutions. S’émanciper, accepter la fantaisie et même un petit grain de folie ne serait-il pas bénéfique, au lieu d’essayer en permanence de rester dans la norme ?
Tous ces mots permettraient de changer de regard sur les vieux, sur nous-mêmes. Préserver l’intime, parler de liberté, de désir et de plaisir… et ne pas s’enfermer dans les mots qui nous obligent à devenir quelqu’un qui ne nous ressemble plus.
Les mots ont un sens, ils portent en eux la façon dont on nous perçoit. Utilisons ceux qui nous permettent de conserver notre intégrité et notre désir de vivre.
Francis Carrier