Propos tenus lors d’une conférence à l’hôpital Sainte-Anne
Quand j’ai commencé à m’intéresser à la sexualité des vieilles et des vieux, je suis parti du constat de l’invisibilité des minorités LGBT dans le grand âge. Encore aujourd’hui, quand on demande s’il y a des homosexuels parmi les pensionnaires d’un Ehpad, la réponse est la plupart du temps évasive et un brin gênée, mais le plus souvent négative.
L’orientation sexuelle, l’identité de genre sont des sujets qui semblent s’estomper avec l’âge, des sujets qui dérangent et qui mettent en évidence la désexualisation progressive des vieux. Un vieux qui exprime un désir d’ordre sexuel est un vieux libidineux et pour une vieille, elle sera considérée comme folle. Lorsque la sexualité naturelle de l’individu semble avoir disparu, sa réapparition sous forme de désinhibition la transforme en pathologie qu’il faut soigner par la contrainte, contrainte chimique ou physique.
Tout individu a besoin de maintenir un champ de désir
Je pense que la sexualité est une pulsion de vie que nous conservons de notre naissance à notre mort. Cette pulsion de vie, qui peut s’exprimer de façon positive ou négative, alimente notre force vitale et surtout, s’inscrit dans notre histoire intime : nos rencontres, nos amours, nos attirances… Le champ du désir des personnes vieillissantes est progressivement réduit aux besoins primaires, les besoins vitaux – dormir, manger, se soigner – et la sexualité n’en fait plus partie.
Pourtant, tout individu a besoin de maintenir un champ de désir pour continuer à avoir l’envie de vivre. La vieillesse ne peut se réduire à l’attente… attendre que quelqu’un entre dans la chambre, attendre le prochain repas, attendre… Mon projet, c’est d’attendre me disait une vieille femme…
Les besoins affectifs, la sexualité doivent pouvoir s’exprimer sans aucun jugement moral, quel que soit son âge. La bientraitance dans l‘accompagnement des vieux passe nécessairement par le respect de l’intégrité et de la singularité des individus.
Maintenant, lorsque on parle de sexualité et de vieillesse, on est très vite confronté à la compétence et au consentement. La personne est-elle totalement consciente de ses actes, et le partenaire est-il totalement consentant ?
On sait bien que ces questions font l’objet de discussions dans la société en général. Mais lorsqu’il s’agit de personnes dites « en confusion mentale », le regard extérieur devient inquisiteur et bien plus critique.
Les actes observés relèvent-ils d’une désinhibition, doivent-ils être censurés pour des raisons de manque de respect pour les personnes en proximité ou tout simplement pour des attitudes dévalorisantes pour l’individu lui-même ? Ces attitudes ne lui ressemblent pas, dirons des proches…
Que peut-on accepter des comportements d’une personne désinhibée ? Quelles sont les limites que l’on doit se donner ? Comment analyser ces situations ?
Au-delà du consentement et de la conscience des individus, on peut aussi aller jusqu’à l’analyse du comportement en essayant d’évaluer l’état général des personnes. L’activité sexuelle, les liens affectifs semblent-ils apporter des éléments positifs dans la vie des personnes concernées ? Semblent-elles plus sereines, plus éveillées, plus heureuses ?
Pour différentes raisons, les équipes ont du mal à prendre en compte ces situations. Pour beaucoup de familles, c’est aussi une réalité difficile à intégrer. Ainsi, le curseur de décision est le plus souvent orienté vers l’interdit que vers l’adaptation de l’environnement pour permettre des pratiques et des rencontres dans leur lieu de vie. L’intime a besoin de pénombre, de chuchotement, de non-dit.
Je les ai encore coincés en train de se tripoter !
Laissez-moi vous raconter une situation vécue dans un établissement accueillant des personnes âgées dépendantes. Édith est une femme de 87 ans, légèrement confuse qui vit depuis deux ans dans un établissement suite à la perte de son mari. À l’arrivée de Marcel, un monsieur de 82 ans, Édith fait tout de suite une fixation. Marcel lui rappelle son mari, ou même serait son mari… Édith est très vite entreprenante et se rapproche de Marcel. Elle ne manque pas de lui montrer son affection et Marcel, n’est pas contre, il se laisse faire…
Les équipes de l’établissement sont divisées… Certains se moquent et ont des propos dévalorisants, du style « Je les ai encore coincés en train de se tripoter ! ». Et d’autres sont plus bienveillants, tout en se posant des questions sur cette relation. Édith est dans la confusion, ne faut-il pas l’aider à prendre conscience que Marcel n’est pas son mari ? L’équipe décide alors d’afficher des portraits du mari d’Édith dans sa chambre. Et à chaque passage les différents membres de l’équipe ne manquent pas de lui demander qui est sur cette photo. Certains vont même jusqu’à lui poser des questions sur une ressemblance avec Marcel… Édith, n’en démord pas, Marcel lui plaît. Elle dit même qu’elle sait que ce n’est pas son mari, mais elle dit aussi « c’est plus normal comme ça ». « Normal de dire que c’est votre mari ? », « OUI ! »
Les choses continuent ainsi quelques semaines et les équipes s’habituent à voir cette relation perdurer. Ils semblent heureux tous les deux, après tout, ils ne font de mal à personne, et il suffit de savoir que lorsqu’une chambre est vide on a toutes les chances de les retrouver dans l’autre…
Après tout, que dans sa tête Marcel soit son mari ou pas, cela ne semble pas être un problème. Jusqu’au jour où la fille d’Édith, qui était absente pendant quelques semaines, annonce sa prochaine visite à sa mère.
Cette visite fait bien sûr l’objet d’une discussion lors de la réunion d’équipe : doit-on parler ou pas de la relation avec Marcel à sa fille ? Pour certains, le respect de l’intimité d’Édith impose de ne rien raconter à sa fille. D’autres font valoir que sa fille a toutes les chances d’assister à une rencontre de Marcel avec sa mère, et qu’il vaut mieux lui en parler avant… La décision est prise : on informera la fille d’Édith.
Lors de sa visite, la directrice de l’établissement parle de la relation qu’entretiennent Édith et Marcel à sa fille. Surprise, puis ulcérée par cette annonce, elle fait part de sa désapprobation à la directrice.
Quelques jours plus tard, l’équipe voit une transformation s’opérer, Marcel semble un peu désemparé… Il fait part de la disparition des visites quotidiennes d’Édith. La fille d’Édith a dû œuvrer pour interdire à sa mère de revoir Marcel. Tout revient dans l’ordre, Édith et Marcel ne se croisent plus.
Mais les équipes ne peuvent s’empêcher d’avoir un sentiment de culpabilité et de tristesse. Visiblement, l’arrêt de la relation n’a satisfait que la fille d’Édith… Édith et Marcel sont retournés dans leur silence et leur vie monotone.
Cette histoire illustre bien comment la perception de chacun influe sur les relations intimes de personnes en situation de dépendance. Cette violence faite aux personnes n’est pas un grand enjeu, un simple rappel à la norme… Personne ne viendra manifester ou dire sa désapprobation à l’interdiction d’une relation qui semblait procurer un plaisir de vivre aux deux intéressés.
Francis Carrier