Le consentement des « vieux » par temps de Covid (2/3)

Dialogue entre Francis Carrier (GreyPride) et Véronique Fournier (La maison vieille)

L’une est médecin, à l’origine du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin. L’autre est un militant, longtemps à Aides et maintenant à GreyPride, qu’il a fondé. Véronique Fournier a été la première à s’inquiéter dès le début du confinement sur la solitude imposée aux vieux dans les Ehpad, mais aussi aux malades dans les services de réa. Francis Carrier est très vite monté au créneau pour dénoncer les Ehpad fermés à double tour, sans le moindre accord des résidents. Tous deux reviennent sur cette question centrale de la parole des vieux par temps de Covid. Un dialogue en trois épisodes.   

David Mangin

Saison 2 – La réanimation

L’âge peut-il/doit-il en limiter l’accès ?

Quelle place pour le consentement ?

Épisode 1 : Mai 2020, où l’on saperçoit que l’on a été près de devoir « trier » les personnes admises en réanimation…

Justice intergénérationnelle

Véronique Fournier : L’heure est venue de panser les dégâts de la première vague. Il s’agit aussi de prendre le temps du recul et de la réflexion pour mieux envisager la suite. Les prédictions sont unanimes. Il y aura une deuxième vague au retour de l’été. Les réanimateurs sont sortis exsangues de la première. Surtout ceux du Grand-Est. Beaucoup témoignent s’être fait franchement peur : peur de ne pas arriver à donner des chances égales à chacun, peur d’en arriver à devoir choisir qui privilégier parmi les patients susceptibles de bénéficier de la réanimation. La question du critère d’âge pour en décider émerge. Le raisonnement fait écho aux inquiétudes précédentes des pouvoirs publics. Si l’âge est incontestablement un facteur de vulnérabilité au Covid, ne faut-il pas en tenir compte et adopter des mesures de protection, discrétionnaires selon les tranches d’âge ? Était-ce si absurde que cela de l’imaginer ?

C’est dans ce contexte que je publie une tribune dans Libération développant la position de deux bioéthiciens américains de plus de 80 ans, plaidant la pertinence du critère d’âge lorsqu’il faut en arriver à prioriser l’accès à la réanimation, au nom de l’argument de justice intergénérationnelle. « N’y a-t-il pas un certain bon sens dans leurs réflexions, me demandais-je ? Au fond, il s’agit probablement d’une autre façon de concevoir l’égalité. Là où nous sommes en France férocement attachés à l’égalité de tous en toutes choses, sans considération ni d’âge ni de tout autre critèrere social ou démographique, eux estiment inégalitaire de ne pas tenir compte des arguments de justice intergénérationnelle qu’ils avancent. Qui a raison ? Au moins, pourrions-nous en débattre, sans clouer si vite au pilori ceux qui osent chez nous ouvrir la question. » On pourrait aussi, ajoutais-je, interroger les premiers concernés : qu’en pensent-ils ? J’évoquais par ces mots la nécessité d’un débat de société. Avec des « vieux », certes. Mais avec des « jeunes » aussi, puisque l’une des dimensions de la question à l’étude était celle de la justice intergénérationnelle.

(« Covid-19 : la réa jusqu’à quel âge ? », Libération, 27/04/20)

Les « gentils » vieux et les autres

Pour moi, à ce stade, le sujet n’était aucunement celui du consentement. Il était celui d’une consultation citoyenne pour discuter ensemble de la façon la plus juste de répartir l’accès à ces ressources rares. On comprend aisément en effet que cela n’est pas la même chose de réfléchir à froid dans un collectif de citoyens à la question de savoir qui il convient de privilégier en cas de tension sur l’accès à la réanimation, ou de répondre à chaud, lorsque l’on devient soi-même brusquement concerné en direct, à l’interpellation suivante : « Madame, monsieur, nous pensons que votre état respiratoire nécessite une hospitalisation en réanimation, consentez-vous à cette hospitalisation ? » S’il est indispensable de poser la question pour ne jamais hospitaliser quelqu’un contre son gré, il y a toutes les raisons de penser qu’il y a peu à attendre de ce type de consentement comme outil de régulation de l’accès à la réanimation lorsque celui-ci en vient à devoir être priorisé. À cet égard, la lettre publiée le 7 décembre 2020 dans le journal Le Monde, de remerciement d’une équipe de réanimation à une patiente âgée ayant sciemment choisi, en plein Covid, de laisser sa place à d’autres, sous-entendu à un plus jeune, m’a plongée dans un certain malaise : il y aurait les « gentils » vieux, suffisamment altruistes pour laisser leur place, et les autres. Je me demande s’il n’est pas un peu malsain sociétalement de valoriser ce type de comportement. Cela serait faire porter aux individus une charge morale beaucoup trop lourde en termes de responsabilité collective, et qui ne leur revient à mon sens nullement. Le consentement a toute sa place, mais pas comme outil d’ajustement de l’offre aux besoins. C’est le dévoyer que de l’utiliser ainsi. Si un ajustement doit se faire, des règles claires doivent être anticipées qui le permettent. Elles seront d’autant mieux acceptées, y compris par ceux qu’elles ne prioriseront pas, qu’elles auront été débattues et expliquées préalablement, démocratiquement et publiquement.

David Mangin

Francis Carrier : Je ne suis pas d’accord avec cette vue des choses. Selon moi, penser ainsi collectivement des règles qui s’imposeraient à tous ne peut aboutir qu’à fragmenter la population et créer les conditions d’un affrontement. La solidarité, dans ces temps de tensions et de difficultés, est-elle devenue un vain mot ? Des voix s’élèvent pour dire que les contraintes imposées à la société dans cette épidémie n’ont eu pour seul but que de protéger une minorité : les vieux. On nous donne à penser que, les ressources hospitalières n’étant pas infinies, on risque de devoir, si on en arrive à un certain stade, prioriser l’accès à certains services. Mais imaginons que nous n’ayons pris aucune mesure de confinement, ni de fermeture de lieux publics, le virus se serait largement répandu dans toute la population, tuant les plus fragiles : les vieux, mais aussi toutes les personnes en situation de fragilité (cancer, diabète, VIH, handicap moteur, insuffisance rénale, obésité, etc.). Et malgré cela, 10% à 20% d’entre eux auraient néanmoins eu besoin d’être hospitalisés en réanimation. Supposons même que tous ces plus fragiles aient laissé leur place, cela aurait-il suffi ? N’aurait-il pas fallu édicter d’autres règles de priorité : selon la valeur sociale des individus ? Le sexe ? L’âge ? L’origine ethnique ?

La liberté et la responsabilité de chacun doivent à tout prix rester les moteurs de nos choix individuels.

Épisode 2 : Octobre 2020, deuxième vague et deuxième confinement.

Tout faire pour éviter « le triage »

Francis Carrier : Le confinement est moins strict. Il laisse les écoles ouvertes et permet donc la continuité d’une certaine activité économique. Mais s’installe aussi un début de lassitude. L’étrangeté du premier confinement a disparu pour laisser place à des perspectives de vie réduites au minimum. Les nouvelles arrivent sur le nombre de morts dans les EHPAD et le drame de l’isolement. Globalement, la population consent à cette nouvelle période de limitation des libertés individuelles. Mais la peur subsiste, l’absence de visibilité sur notre avenir collectif aussi. Contrairement à la première période, un semblant de vie anime les rues. Va-t-on conserver l’espoir d’un retour à notre vie d’avant ?

Véronique Fournier : L’automne a effectivement rempli ses promesses. La deuxième vague est là. Et avec elle, la crainte renouvelée d’une très prochaine saturation hospitalière. La menace du « tri » plane à nouveau. Épouvantail absolu pour les gouvernants, nous dit-on. Trop compliqué à assumer politiquement. On les comprend. Alors, pour l’éviter, ils naviguent à vue. Les décisions se suivent qui accélèrent petit à petit les restrictions, de couvre-feux en confinement, et retour. Les Français semblent ne pas le prendre trop mal et se plier plutôt sagement à ces oukases venus d’en haut, même s’il n’est pas toujours si simple de comprendre la logique et la succession des décisions qui sont prises : pourquoi laisser ouverts les magasins dans lesquels tout le monde se presse à l’arrivée de Noël et garder fermées les salles de spectacle et de cinéma ? A-t-on recueilli notre « consentement » à ces choix ? On le voit, la période est rude pour ce concept. Que signifie-t-il encore exactement ? La Saison 3 sera très instructive à cet égard.

Véronique Fournier et Francis Carrier

Épisode précédent : Le confinement