Dialogue entre Francis Carrier (GreyPride) et Véronique Fournier (La maison vieille)
L’une est médecin, à l’origine du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin. L’autre est un militant, longtemps à Aides et maintenant à GreyPride, qu’il a fondé. Véronique Fournier a été la première à s’inquiéter dès le début du confinement sur la solitude imposée aux vieux dans les Ehpad, mais aussi aux malades dans les services de réa. Francis Carrier est très vite monté au créneau pour dénoncer les Ehpad fermés à double tour, sans le moindre accord des résidents. Tous deux reviennent sur cette question centrale de la parole des vieux par temps de Covid. Un dialogue en trois épisodes, avec les dessins de David Mangin.
Saison 1 – Le confinement
Quel consentement ?
Épisode 1 : Mars 2020, premier confinement.
Vieillir enfermés
Francis Carrier : Le terrible documentaire d’Éric Guéret Vieillir enfermés, diffusé pour la première fois sur Arte le 3 février 2021, a été tourné dans un Ehpad du XIVe arrondissement à Paris en mars 2020, au moment du premier confinement. On y voit une vieille dame qui crie « J’étouffe » lorsque la directrice de l’établissement lui commande de rentrer dans sa chambre et d’en fermer la porte parce qu’elle est positive au Covid. La vieille dame ressort malgré tout, pour voir un peu de vie dans le couloir. Un soignant l’y ramène vite fait. Et referme bruyamment sa porte. Qu’a-t-on fait de son consentement, de sa liberté de mouvement ? Un peu plus loin dans le documentaire, on entend la plainte d’une autre résidente : « J’attends, j’attends… le seul projet qu’on a ici est d’attendre… ». Quelle tristesse ! Ce documentaire incite à la révolte. Le lieu n’est pas sordide, le personnel attentionné, mais Éric Guéret nous donne à voir une profonde désespérance. Elle n’est pas due à la vieillesse, mais à la mise à l’écart de nos vieux. Des vieux, des vieilles qui dérangent, et dont on ne sait pas quoi faire.
(Vieillir enfermés, ARTE, 03/02/21)
Épisode 2 : Avril 2020, toujours confinés.
Se retrouver à l’isolement
« Encore hier, il y a eu ce témoignage à propos d’une dame de 92 ans, en transition entre domicile et maison de retraite : elle espérait que quelqu’un de sa famille pourrait l’accueillir quelques semaines, le temps du confinement. Mais personne n’a réussi à le faire. Du coup, pour être mieux protégée, et que l’institution ne soit pas accusée de laxisme, elle a été mise en chambre seule, enfermée à clé pour ne pas qu’elle s’échappe. Pas de visites autorisées. Juste trois passages de soignants par jour, masqués et gantés, qui viennent déposer du bout des doigts un plateau-repas aseptisé. Ils n’arrivent plus à prendre le temps, encore moins que d’habitude nous dit-on, de converser quelques minutes. Plus aucune rééducation, bien sûr, ni marche hors de la chambre, ni animation collective. La télévision pour seule distraction vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quel consentement peut-on espérer à cela ? Pourquoi ne permet-on pas qu’un lien fragile puisse continuer, au moins a minima, avec l’environnement familial ou amical ? »
(« Maintenir un lien a minima », interview de Véronique Fournier, Libération, 03/04/20)
Véronique Fournier : Revenons à ce moment devenu historique, de la première vague Covid. Quasi tous les Ehpad se précipitent dans le « sauve-qui-peut ». Pas le temps ni la place pour le consentement. L’heure est à l’urgence. Il s’agit d’endiguer au maximum la propagation de la contamination. Pour protéger qui ? Les résidents eux-mêmes, bien sûr, dont on apprend qu’ils meurent par dizaines dès que le virus s’est infiltré dans un établissement. Mais aussi les personnels travaillant à leurs côtés et, en cascade à travers eux, leurs proches. Le système de santé également, pour qui contenir le plus possible le nombre global de malades devient vital, pour éviter de saturer les hôpitaux. L’institution Ehpad enfin, dont la crainte est de se voir reprocher par ses clients – les familles – de ne pas avoir tout fait pour protéger leurs proches.
Peu de gens s’insurgent. Probablement parce que par temps de « guerre », on accepte plus facilement les entraves aux libertés individuelles. Ceci dit, comme le souligne Francis Carrier, les Ehpad étaient déjà un monde bien peu entraîné à faire place au consentement…
Francis Carrier : La liberté́ d’y être placé, d’y circuler librement, d’y avoir des relations affectives et sexuelles, d’y être nourri avec des aliments exclusivement moulinés ou gélifiés, d’y mourir dans la dignité́, d’y conserver ses bijoux et de l’argent : autant de sujets qui n’y sont guère abordés sous l’angle du consentement, mais quasi exclusivement sous l’angle de la sécurité́ et du moindre risque. Du moindre risque pour qui ? Pour la personne âgée, pour l’institution, pour les familles, pour la société́ ? Au nom de la sécurité́, on « place » en Ehpad une personne isolée au moindre signe de défaillance physique ou mentale. On y enferme, sans beaucoup d’états d’âme et contre leur gré, des personnes âgées qui ont des troubles mentaux dans des étages dont elles ne peuvent plus sortir. Au nom de la morale, on s’oppose ou on met en doute une relation affective qu’elles aimeraient développer avec un autre résident. On avance pour cela que la relation n’est peut-être pas assez équilibrée, ou explicitement consentie. Au nom de possibles vols, on les prive de leurs bijoux et de leurs objets de valeur. Pour les mettre à l’abri, certes, mais ils sont porteurs de leurs souvenirs et ne leur seront jamais restitués. Au nom de leur santé, on les contraint à abandonner toute alimentation solide pour éviter une fausse route, au profit d’une alimentation qui s’apparente plus à du gavage qu’au plaisir de manger. Au nom de la valeur de la vie, on ne leur accorde pas le choix d’en finir et de bénéficier d’une mort assistée, même s’ils l’ont explicitement demandée dans leurs directives anticipées.
Épisode 3 : Mai 2020, sortie de confinement.
Les seniors discriminés ?
« Les déclarations du professeur Jean-François Delfraissy ont enflammé le débat. Mercredi, devant le Sénat, le président du Conseil scientifique sur le Covid-19 a indiqué d’un ton affirmatif que 18 millions de personnes, les plus à risque de développer une forme grave du coronavirus, dont les “personnes d’un certain âge, au-dessus de 65 ou de 70 ans”, resteraient confinées après le 11 mai. « Pour ces 18 millions de personnes, ce n’est pas un scoop, on continuera le confinement, a répondu l’immunologiste. Pour combien de temps ? Je ne sais pas, en attendant qu’on trouve peut-être un médicament préventif. » La semaine dernière déjà, une déclaration de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, dans le journal allemand Bild, sur un confinement des seniors jusqu’à Noël, a échauffé les esprits. Emmanuel Macron, dans son allocution de lundi soir, a également évoqué un confinement plus long pour les “personnes les plus vulnérables” et les “personnes âgées”, sans préciser le caractère contraignant ou non de cette mesure », peut-on lire dans Le Figaro du 17 avril 2020, sous la plume d’Agnès Leclair. Puis : « La pression est devenue trop forte. Face à la montée en puissance de la polémique sur le maintien du confinement pour les plus de 65 ans après le 11 mai, Emmanuel Macron a décidé d’éteindre rapidement l’incendie. Il a dit ne pas souhaiter de discrimination des personnes âgées dans le cadre du déconfinement progressif et en appelle à la responsabilité individuelle de chacun. C’est que l’Académie de médecine a pris position avec insistance il y a quelques jours contre un déconfinement par tranche d’âge : “Vaut-il mieux prendre un risque contrôlé en respectant les gestes barrières pour vivre avec les autres, ou s’étioler dans une solitude sans espoir ? Un tel choix appartient à chacun”, a déclaré l’institution. Dans la même lignée, de grandes voix se sont élevées pour protester de manière préventive contre une“ insupportable privation des libertés”. Comme celle de l’essayiste Alain Minc, proche du chef de l’État, ulcéré par la perspective d’une assignation à résidence des « vieux ». “Les vieux sont-ils plus fragiles face au Covid-19 ? Oui, mais c’est leur liberté d’assumer ce risque.” »
(« Emmanuel Macron écarte le confinement prolongé des seniors », Le Figaro, 17/04/20)
Véronique Fournier : Ces vieux-là, probablement pas mal moins vieux que les précédents, ont gagné la bataille du consentement à ce moment du premier déconfinement. Pourquoi ? Certainement au moins pour la bonne raison qu’ils avaient encore chacun personnellement les moyens de défendre leur propre liberté ainsi que leur droit à consentir ou ne pas consentir. Peut-être parce que tous étaient des puissants, ou du moins d’anciens puissants, faisant encore partie du Landerneau des gens de pouvoir, capables à ce titre de se faire entendre pour obtenir satisfaction. Mais s’ils se sont tous si forts mobilisés en rangs serrés pour porter haut une même voix, c’est peut-être également parce qu’ils se sont sentis les plus proches et les plus en danger d’être traités comme l’ont été leurs aînés, alors que l’on commençait collectivement à ressentir une certaine honte de ce qui s’était passé dans les Ehpad. Le droit au consentement donc. Mais obtenu à la force du poignet, et probablement contre (ou du moins malgré) une certaine logique de santé publique. Celle initialement portée par le président du Conseil scientifique, Jean-François Delfraissy. Faut-il en conclure que les arguments de ce dernier ne méritaient pas d’être entendus ? Ils étaient solides pourtant. La place nouvellement accordée au respect du consentement n’a-t-elle pas alors été excessive ? Comment trouver le juste équilibre entre raison collective et raison individuelle ?
Francis Carrier : Puissants ou pas, le fait d’être catégorisé « vieux » est insupportable. Au même titre que juif, femme ou gay… Être désigné comme appartenant à une catégorie empêche d’exprimer son identité et ses idées personnelles. Cette terminologie catégorielle a pourtant été largement utilisée par les politiques depuis le début de l’épidémie. Elle participe à la déshumanisation des mesures qui ont été prises.
Ceci dit, les « vieux puissants » ne se sentent pas concernés par la catégorisation de « vieux », justement parce qu’ils se sentent encore « puissants ». Ils revendiquent la continuité de leur pouvoir social, de celui qu’ils possédaient quand ils étaient en activité, et qui les protègerait en quelque sorte du devenir « vieux ». La vieillesse ne gomme pas les inégalités sociales et surtout la capacité à se faire entendre et à exprimer haut et fort ses choix personnels.