En 2019, j’ai succédé à une directrice d’hôpital qui était en poste depuis presque quinze ans et qui ne pratiquait pas l’informatique. Son bureau était garni d’armoires remplies de dossiers, courriers, notes, rapports, comptes rendus d’instances, tout sous format papier, soigneusement classés. Il y avait, attenante à son bureau, une petite salle de réunion dont les murs étaient tapissés de rayonnages de bibliothèque, eux aussi remplis de dossiers papier.
J’étais passé au zéro papier depuis plusieurs années. En prenant mon poste, je ressentis une impression de suffoquer en arrivant dans ce bureau. Je demandais à la secrétaire d’en faire le vide en lui expliquant, en même temps que j’ouvrais mon micro-ordinateur portable, que j’avais là les archives numérisées de mes dossiers de mes quatre derniers postes de direction et que j’entendais qu’on soit aussi désormais zéro papier à la direction générale.
Lorsque j’entamais ma carrière au début des années 1980, les micro-ordinateurs étaient encore peu répandus, même si les secrétariats commençaient à disposer de machines à écrire électroniques. À cette époque, j’écrivais mes courriers et mes rapports à la main, avec un beau stylo Montblanc et de l’encre bleue. Ma secrétaire se chargeait de taper mes manuscrits. Elle classait aussi les dossiers dans des chemises qu’elle rangeait selon un certain ordre qui lui était propre, on pourrait dire une arborescence, dans des rayonnages et des armoires de classement.
La théorie du bureau vide
Je me souviens d’une scène cocasse où ma jeune assistante, Catherine, était assise en tailleur par terre dans son bureau pour trier les papiers. Cela amusa mon patron lorsqu’il la vit. Ce patron professait une théorie, celle du bureau vide. Le bureau vide consistait pour lui à n’avoir aucun dossier sur sa table, sinon quelques notes, et de gérer la délégation de ses dossiers à ses collaborateurs en en assurant le suivi lors des réunions de direction. J’ai de cette époque retenu la théorie du bureau vide à des fins essentiellement esthétiques – car j’ai toujours trouvé disgracieux un bureau encombré – pour ne pas dire que ça donne une impression de désordre. J’accèderai totalement à la réalisation de la théorie du bureau vide à l’ère du micro-ordinateur portable au milieu des années 2000.
Dans les années 1990 et jusqu’en 2005, je réussissais à occuper trois secrétaires de direction, entre la gestion de mon agenda, des appels téléphoniques entrants et sortants, du courrier arrivée et départ, la frappe des courriers et des rapports (que je dictais alors sur un dictaphone en conduisant), et le classement des dossiers et leur suivi.
À partir de 2005, dans un poste de responsabilité nouveau où je ne disposais que d’une secrétaire, je dû m’employer à devenir parfaitement autonome, à l’exception de la gestion de mon agenda. Doté d’un micro-ordinateur portable, donc, j’apprivoisais sur le tas les différentes fonctionnalités des différentes applicatifs de bureautique. J’appris ainsi à gérer mes courriers mails, taper mes rapports et archiver mes dossiers, courriels y compris. Je gardais cette autonomie jusqu’à la fin de ma vie active.
Pas une tare, mais un réel handicap
C’est ainsi qu’en 2019, je fus frappé de trouver un modèle que je croyais disparu, et que l’intéressée qui m’avait précédé, appelait « l’ère de Gutenberg » dont elle se revendiquait. En fait, cette directrice était atteinte d’illectronisme.
J’avais eu quelques années avant un autre patron lui aussi illectroniste. C’était pourtant un haut fonctionnaire remarquablement intelligent qui a exercé de hautes charges dans l’appareil d’État et dans divers organismes de sécurité sociale. Sa secrétaire était obligée d’imprimer la totalité des mails qui lui étaient adressés, qu’il lisait scrupuleusement et annotait en fin de journée de travail, en écrivant les réponses qu’il convenait que la secrétaire renvoie le lendemain. Il y passait un temps considérable et son assistante aussi.
Ces anecdotes nous montrent que l’illectronisme ne frappe pas que des personnes âgées ou des personnes au niveau socio-éducatif peu élevé. Ce n’est pas une tare, mais cela constitue un réel handicap dans une société où tout se numérise de plus en plus vite et sans cesse à plus grande échelle en irriguant tous les périmètres de nos vies professionnelles et de la vie personnelle.
Pascal Forcioli
Facile, non ?
Ce matin j’étais dans le foyer Adoma de Clamart. Un vieux monsieur centrafricain me demande si je peux l’aider pour retirer son titre de séjour à la préfecture. C’est son cinquième renouvellement de papiers de résidence. Il vit dans sa chambre Adoma et n’a pas d’ordinateur ou de smart mobile.
Pour prendre un rendez-vous pour ces démarches, il lui faut impérativement une adresse mail. Ce qu’il a… Je vais sur le site pour prendre rendez-vous pour le retrait du titre de séjour. Après plusieurs essais, je réussis à passer à l’écran suivant où on doit me proposer les disponibilités pour la prise de rendez-vous. Message : aucun rendez-vous disponible.
Je clique pour aller sur la semaine suivante : aucun rendez-vous… etc. pendant 4 écrans.
Il faut attendre que de nouveaux créneaux soient inscrits dans le système, revenir au bon moment, valider sur sa boîte mail dans les 15 minutes… pour décrocher un rendez-vous pour retirer son titre de séjour.
Facile, non ?
Francis Carrier